Le voyage stellaire


Un poète cosmique et métaphysique

Ce poème de Guido Zavanone est fait pour surprendre les lecteurs et les plonger dans des tourbillons de visions, d’ émotions et de connaissances. Un poème insolite dans le panorama d’aujourd’hui, que j’ai personnellement lu d’un seul trait, sans interruptions, saisi par la force de l’’invention, revenant sur quelques images, quelques passages, mais avec le désir de continuer , plein d’ admiration pour le courage et l’ élan que demande un travail de ce genre. Je connaissais, on connaît, l’ importance de l’éthique chez ce poète, et un petit poème comme Il viaggio ( Le voyage ) laissait déjà apparaître de puissantes qualités visionnaires et métaphysiques. Le voyage stellaire, qui s’achève sur le même vers, la même ‹‹voix, moqueuse ou amie ›› intensifie l’ aspect métaphysique mais en le transformant en narrativité mythique. Le voyage est un ‹‹ vrai ›› voyage, peu importe s’ il se passe dans un rêve, ou dans les inatteignables profondeurs du cosmos, le protagoniste est vraiment l’ auteur, c’ est Guido, qui emporte avec soi dans les espaces interstellaires son histoire d’ homme et de fils, ses passions, ses indignations, sa culture, sa religiosité. Au début du poème apparaît une forme lumineuse << pareille à un nuage d’ été >, un char céleste capable de franchir toutes les frontières, et un esprit/ guide qui a des ailes de papillon et un corps de jeune fille:« et son visage rappelait les figures de proue des anciens navires». Détail vraiment fascinant, pour imaginer cette nouvelle Béatrice cosmique, pointe anthropomorphique d’ un astronef qui aborde un impraticable chemin d’ étoiles.
Le narrateur avoue qu’ il rêve d’ être élevé dans les constellations, parmi les héros, dévoilant ainsi sa propre vocation mythique. Car l’ une des propriétés essentielles du mythe, et en particulier du mythe grec, sur lequel se fonde l’ Occident, est justement de transformer les héros en constellations: révélation de quelque chose d’ obscur et de très profond sur nos origines et notre destination.
L’ imagination de l’auteur est toutefois beaucoup plus dantesque que grecque. Le poème ressemble beaucoup plus à une cathédrale gothique qu’à un temple classique. Du gothique il a le mouvement, le côté haletant, le goût de la démesure et du difforme. Outre Dante les points de référence possibles sont Milton , et le Victor Hugo de la Légende des siècles. Mais certains effets sont en revanche plus proches de la science-fiction ( cinéma et littérature). Ce mélange d’ ancien et de contemporain est parfaitement réussi dans la forme, et constitue l’ un des intérêts du livre. Sur la planète des nains et des géants, les nains à forte tête tiennent en laisse des géants esclaves comme des chiens domestiqués, dans celle des « hibernants » apparaissent des images d’ ivoire, de glace et de marbre d’ une grande puissance évocatrice, dans celle des robots ayant survécu à l’homme, on entend un jugement sans appel sur une civilisation qui se détruit elle-même en empoisonnant l’ air et l’ eau.
Au cours d’ un rêve , le protagoniste voit dans une sorte d’épiphanie, la classe dirigeante de son temps, peut-être de tous les temps : « Derrière eux venaient des hommes politiques / bien connus, diligents et intrigants, / des sous-fifres obséquieux , des clients / et des magistrats aux visages sévères. Prudemment ils parlaient entre eux / de change, de prébendes, de faveurs. » Opposition absolument nette au pouvoir, de quelque manière qu’ il s’exprime. Au même moment apparaît un homme aux vêtements déchirés, blessé au côté, dans lequel on reconnaît le Christ, le doux Jésus de l’ Évangile selon Jean, celui qui a pardonné l’adultère et sauve maintenant de la lapidation le narrateur, coupable d’ un moment d’ abandon sensuel et de violence.
La rencontre avec Dante est menée avec maestria, et l’ on prend plaisir à entendre le maître de la Divine Comédie parler, aujourd’hui, de protons , neutrons et électrons pour conjurer un scientisme aveugle qui conduit le monde à la négation du divin. Dante a un ton désabusé, de prophète vaincu, comme le sont toujours les poètes. Mais même les vrais prophètes, Bouddha, le Christ et Mahomet ont vainement tenté de changer le monde. À notre époque la poésie semble être elle aussi exclue , et Dante le dit à son élève d’ aujourd’hui, qui porte le même prénom que son Guido, le premier de ses amis avec qui il aurait voulu être placé par un « bon enchanteur » dans un vaisseau magique. La parole, désormais , « on la cultive in vitro / le lecteur fuit en quête d’ autres rivages. » Mais les vers les plus touchants du poème sont ceux où l’ auteur revoit sa mère et son père : j’ avoue avoir éprouvé une irrépressible émotion en lisant ces pages. La mère interroge avec une douceur déchirante le fils qui se retrouve lui aussi parmi les ombres , puis elle se tait parce que son amour est celui d ‘une mère, celui qui n’ a pas de mots, et que les mots ne pourraient peut-être pas dire. Le père, en revanche , regrette l’ enivrante diversité de la vie, et rappelle Achille rencontrant Ulysse dans l’ Hadès. Ce sont le vers les plus grecs d’ un livre que nous avons dit gothique, que l’ on pourrait aussi dire baroque, et naturellement chrétien : « Toi et tout cela me manquent./ et les mystérieux / sons de la ville qui s ‘ éveille,/ la vie qui tourbillonne au milieu des voitures/le va-et-vient des passants qui se reflètent/dans les vitrines pavoisées pour la fête./ Oh, aller dans la rue las et déchiré/ mais vivant dans la foule vivante! ” Ces endécasyllabes discursifs introduisent dans un poème qui semble, à des années-lumière de lui, la voix aimée et familière de Camillo Sbarbaro, sa chère ville de Gênes, sa tension morale pleine de lyrisme.
On sort fortifiés de la lecture d’ un livre comme celui-ci. Si débordant de puissance épique et inventive, doté d’ une variété de tons qui reprend avec une autonomie d’expression bien des modes décisifs de la tradition italienne , sans exclure l’Arioste avec l’ épisode d’Astolphe sur la lune, à la recherche des cerveaux perdus des hommes, même si dans ce cas l’Arioste est plus dramatique, plus proche du Tasse. Il y a aussi le caractère visionnaire, la réflexion, la rime presque jubilatoire , la satire, l’ indignation civile, Virgile et Sorbello. Une œuvre vraiment hors du commun, portée par un souffle puissant, avec des prises de position courageuses , un voyage qui va au bout du sens, un rêve dans le rêve, une enquête cosmique, stellaire, sur la vie parce que de la vie, sur son insondable mystère et sur l’infini.

GIUSEPPE CONTE

LE VOYAGE STELLAIRE

Dans la nature et dans l’art
je préfère, en supposant l’ égalité
de mérite, les choses grandes à
toutes les autres. Je crois que la
dimension n’est pas une considération
sans importance aux yeux de la beauté.

CHARLES BAUDELAIRE

I – Le nuage

Alors sur la ligne
flamboyante de l’horizon une forme
apparut à mes yeux sans être vue des autres
plongés dans un profond sommeil,
rapide, en avançant elle grandissait
tel un nuage d’été elle descendait
bleuâtre et dense pour s’ insinuer
dans l’obscure bouche du tunnel.
Devant moi je vis les barreaux s’écarter
une ombre agile franchir le seuil
bien-gardé par la grille en fer,
comme un champ magnétique le nuage
m’attirait, avec lui m’emportait.
Nous montions, et à notre passage
sons et bruits s’éteignaient
les vents docilement repliaient
leurs ailes, un silence inouï
recouvrait toutes choses.
Moi,
pensant au silence de Dieu,
terrifié, je criais des vers insensés,
des paroles dénuées de sens
retombant vides et inertes
dans l’espace infini qui m’enveloppait.
Je ne m’aperçus que plus tard
que je n’étais pas seul,
que dans la nuée une main
calme et ferme me conduisait
par des voies inconnues, loin
de la planète bleu-vert.
Nous avions perforé
le grand voile de l’atmosphère
et de la cavité du ciel
venaient à notre rencontre
splendides et infinis
des essaims d’étoiles
blanches et bleues réunies
en constellations multiformes.
L’être qui me guidait
je le voyais à peine, il avait
d’iridescentes ailes de papillon et
un corps flexible de jeune fille
son mystérieux visage rappelait
les figures de proue des anciens navires.
J’épiais ses gestes rapides, assurés,
au timon de ma vie, son harmonieux
ondoiement dans le vide. Quand il tourna
gracieusement la tête, son sourire
ternissait les étoiles.
Un geste de sa main,
un salut peut-être, et une paix
surhumaine descendit en mon cœur
s’ élargissant comme des cercles dans l’eau
claire d’un fleuve
sous les hautes arches de l’esprit.
Trop terrestres désormais les questions
d’hier et de toujours:
“ Qui actionne le monde, d’où venons nous
où allons-nous? ”. Je me sentais accepté,
molécule heureuse en accord avec l’ univers.

II – Le voyage continue

Le voyage continuait, résolument.
Nous naviguions
dans des archipels d’étoiles, aspirés
dans l’ espace et le temps, soumis aux jeux
alternés et contraires des quatre forces
qui nous gouvernent, et pourtant
on eut dit que suivions une route
bien étudiée, peut-être
une orbite céleste. Partout des feux
scintillaient joyeusement autour de nous
et de petites étoiles nouveau-nées
pleines d’ ardeur clignotaient.
Il m’arrivait parfois de m’assoupir. M’accueillaient
des lacs d’ombre et d’azur qui s’ouvraient
l’un sous l’autre comme à Plivitze
reliés par des cascades
écumantes de lumière. C’était
une plongée sans angoisse, un abandon
entre des bras aimés, rien
de la marche désespérée dans le tunnel.
Je poursuivais un rêve
récurrent et dément: être élevé
parmi les antiques héros
dans une brillante constellation,
tourner éternellement avec les galaxies.

III – Mort d’ une étoile

Ce fut justement à l’un de mes réveils
que je compris que mon accompagnatrice
pénétrait en entier mes rêves et mes pensées.
« Eternel – murmura-t-elle depuis sa coque d’ ombre –
un bien grand mot
inventé par vous pour exorciser
les étendards bruissants de la mort.
Maintenant tu vas voir les leurres de l’esprit
et que là-haut, chez nous aussi,
tout meurt et se décolore. »
Ầ peine avait-elle prononcé ces mots
qu’ apparut, plus brillant que cent soleils
un astre rouge vif, dont à chaque instant
grandissait la splendeur,
insoutenable à la vue.
Tout à coup
une aile immense laboura l’espace infini
un sombre vent traînait depuis des millénaires
d’indéchiffrables signes. Et je vis s’affaiblir
peu à peu s’éteindre
la lumière de l’éclatante étoile, se dresser
se froisser le grand disque, un noir abîme
avec d’ invisibles antennes,
horrible mante religieuse, suçait
dévorait lentement l’étoile;
un crépitement, un sifflement haletant
accompagnait son agonie.
Moi je priais
pour que cesse l’interminable massacre
j’invoquais en tremblant la miséricorde de la mort .
Et ce fut enfin le silence, un léger
nuage incurvé la seule trace qui restait.

IV – Formation des systèmes planétaires

Elles scintillaient
dans les soudaines ténèbres les robes
et les blanches ailes déployées
et j’ osai enfin les paroles
impérieuses qui montaient à mes lèvres
depuis le début du voyage céleste:
« Ô mon aimable guide , fais-moi savoir
qui t’a envoyée à moi et dans quel but,
quand je languissais dans le sombre boyau.»
« Ton désir de connaissance – répondit-elle –
criait si fort que je l’ai entendu
d’ une lointaine planète et vers toi j’ai volé
obéissant à mon secourable instinct
pour t’aider à rechercher le vrai
au-delà des barreaux
de la grille qui t’a vaincu .
Tu verras naître et croître les étoiles
tu visiteras des planètes inconnues,
des peuples nouveaux, et tu rencontreras
les ombres vivantes et les ombres
souffrantes des défunts. »
Nous arrivâmes donc près de vastes nuées
de gaz et de poussière, et je connus
l’ immense berceau où repose la matière
qui en tournant rapidement attire à soi
par la force magnétique une autre matière
pour former les étoiles.
Chaque atome irradie sa lumière
libre dans la direction qui lui plaît
mais tous ensemble forment,
comme par enchantement,
la grande lumière stellaire.
C’est ce que font dans les siècles les poètes
prenant tous des voies différentes
pour bâtir ensemble le grand rêve
de la poésie.
Et voici un disque,
cent disques de feu, et de chacun
se détachent deux bras en spirale
s’enroulant comme des anneaux autour du centre,
embryons de systèmes planétaires.

V – La planète des nains et des géants

Grande fut mon émotion en entendant
un son connu et de tous le plus cher,
le souffle de mes vers, car qui l’écoute
entend l’éternel et apprend toute musique.
Entraînés par ce vent nous descendions
le long d’ un rayon vers un maquis vert sombre
qui à notre approche ouvrait tout grand
ses branches fleuries en amical embrassement .
Je revoyais en flash-back la chaste union
de la Terre et du Ciel à l’horizon
à peine teinté d ‘ un rose virginal
et les étendards blanc-bleu de la mer
courir joyeusement à leur rencontre.
Et encore des champs blonds, des monts
couronnés de nuées, des névés
étincelant dans le soleil, le rire
des jeunes filles amoureuses, les visages
des morts qui émergeaient de l’ombre
tenacement accrochés à leurs souvenirs.
Mais ma diligente compagne : « Ce que tu vois
n’ est pas la Terre, mais sa jumelle
qui échappe à vos télescopes:
elle tourne rapidement autour de l’étoile
inconnue d’ une lointaine galaxie.
Petite, elle vit donc plus longtemps
que votre Soleil
– expliqua-t-elle sur un ton un peu doctoral –
car elle consumera plus lentement
l’hydrogène qui lui est accordé,
élément vital des étoiles.
Aussi, rassasiée d’années, s’éteindra-t-elle
par consomption, de mort naturelle ».
Devant nous s’ouvrait une vaste clairière
herbeuse et parfumée,
et ce fut doux de poser le pied
sur le sol dense et ferme,
après le tunnel visqueux et le long vol.
Maintenant le Ciel tourbillonnant dans le vent
changeait constamment de couleur;
une pâle lumière filtrait
comme le reflet d’ un miroir obscurci
et semblait hésiter à dévoiler
ce que l’on observait d’en haut.
Et voici qu’un piétinement
réveilla tout à coup le calme paysage,
vers moi courait , décontracté,
( ma compagne de voyage avait disparu )
un bipède à l’allure de nain
qui tenait un géant avec une laisse
accrochée à un gros collier.
Nullement intimidé il saluait
en mettant gaiement les mains sur ses oreilles
son regard souriait avec cordialité.
Nous essayâmes diverses langues, puis d’un trait
il se mit à parler dans un bon italien
s’informa courtoisement du voyage
en me prenant familièrement le bras.
Pendant ce temps le bon géant en marmonnant
baissait respectueusement les yeux
et comme la longue laisse se distendait
il courait avec agilité après les pierres
que son maître lui lançait dans le pré.
Je notai que les traits du géant et du nain
étaient des traits humains,
mais le premier avait une tête puissante,
l’autre un petit crâne, et il aboyait.
Lorsqu’ il vit peinte sur mon visage
une muette stupeur
( autour de nous une foule suivait
en silence nos gestes, de petits hommes
de belle prestance traînaient de gros hommes) l’hôte
rit en bon cœur et en guise d’axiome:
« Pour vaincre dans le marché planétaire
devient juste ce qui est nécessaire.
Et pour produire et travailler ferme,
aucune machine, aucun robot ne peuvent égaler
une structure humaine gigantesque .
Un rien suffit : ôter ou ajouter un gène
et modifier le chromosome .
Je lui arrive à la poitrine ? Il m’obéit, tout content,
ce parfait innocent.
Comme tu le vois j’aime les rimes
qui réjouissent les poètes.
Nous, nous les laissons bavarder dans le couloir
ou dans des cages où ils se donnent
réciproquement des coups de bec.
Ce qu’ils disent, personne ne le comprend:
Ecoute : nuit et jour
bouche à bouche j’ai respiré avec l’insecte
je suis l’homme qui bégaye en te voyant
une excroissance
mais de moi vous ne pouvez vous passer.
Ce sont les vers d’un poète minimaliste
qui ne ferait pas de mal à une mouche .
Mais si l’un d’entre eux sort du chœur
et tente insolemment quelque envol
– il me regarda avec un éclair d’ironie –
nous lui rognons les ailes et il n’a plus
qu’à méditer sur sa folie.
Revenons aux choses sérieuses, tu es étonné
que nous tenions des hommes en laisse.
Pardonne-moi de citer votre plus grand
philosophe, qui déclare et enseigne que
certains hommes sont nés pour commander,
d’autres pour servir; et la sentence est juste. »
Là il devança gentiment la question
qui se formait sur mes lèvres et dit:
«Ce n’est pas nous qui vous épions, mais une planète
à mi-chemin qui capte et nous informe.
C’est ainsi que nous connaissons votre langue
et chaque événement de votre histoire.
Un sort inique – poursuivit-il – nous est commun,
le tourment de la pensée et la conscience
de courir vers la mort,
notre chère vie enfermée sous une dalle .
Heureux ceux qui ne savent pas et
courent joyeusement après un caillou! »
Tout à coup je vis s’allumer une lumière
bleue sur le front d’ un géant –
«Elle signale qu’il a commis une infraction
légère; le nain qui le gouverne
le note sur son carnet .
La lumière rouge indique un délit
méritant une exemplaire punition,
qui va d’ un bon coup de fouet
jusqu’à la mort par pendaison.
Il existe une liste des cas
pareille à votre Livre des confesseurs,
écrit – plastronna-t-il – par Alfonso de Liguori.»
Puis, satisfait, le nain continua :
« La peine est sûre et les méfaits sont rares;
nous réglons les procès par ordinateur,
sans lents coûteux tribunaux.
Chez nous les richesses sont à tous
(tous ceux, veux-je dire, qui savent en user)
les sexes unifiés, maintenant les bébés
naissent dans des éprouvettes de laboratoire
(on élimine ainsi ceux qui sont imparfaits)
ici les hôpitaux – grimace moqueuse –
ne sont pas une étape vers les funérailles .
Et comme nous n’aimons pas l’élégance
et moins encore les lettres et les loisirs
nous concentrons études et capitaux
sur les entreprises scientifiques et spatiales.
Du reste, à ce que j’en sais,
vous prenez vous aussi ce chemin.»
D’un coup il devint sérieux et mystérieux:
«Maintenant je vais te montrer
le passage secret
que nous creusâmes pendant des années
dans les rochers
et qui nous reconduit à un lointain passé
que nous pouvons défaire à notre gré.
Ici, par la trouée
d’un mur délabré
chaque jour nous épions
les évènements effrénés du futur.»
Épouvanté je vis les yeux de ce nain
n’être plus que des fentes
et se teinter d’un sang inhumain.
Il me prit par la main pour m’ entraîner
dans sa noire et blasphématoire magie
où devant l’esprit égaré
se confondent futur et passé
quand le mur mobile et familier
du présent ne les sépare plus.
Et je vis des choses que Jean n’écrivit pas
(moi-même je n’ose les révéler)
à faire pâlir l’ Apocalypse.
Mais mon fidèle mentor revint et moi
je me trouvais sur le providentiel nuage
le cœur battant, l’esprit troublé.

VI – Devant un trou noir

D’en haut je contemplais le paysage
qui rapetissait en s’éloignant
jusqu’à n’être plus qu’un promontoire
affleurant du néant et disparaissant.
Notre mouvement était lent,
nous étions entourés
d’épaisses ténèbres comme pendant
une éclipse totale de soleil;
moi je criais dans le vide l’épouvante
d’un petit homme primitif.
Puis la figure amie anxieusement
se pencha sur moi et me fut réconfort
cette présence familière et vivante
dans l’univers mort.
La voix connue dit: « Nous passons
devant un trou noir
qui engloutit tout ce qui l’approche
hors la pensée et l’ imagination.
À cet horrible trou où s’éteint et se réduit
l’étoile jadis resplendissante
rien n’échappe, pas même la lumière,
à cause de cette gravité qui la repousse
dans la noire et infinie densité.
C’est pourquoi l’ étoile se cache à ton regard
( avec tout ce que contient son horizon ).
Si nous échappons à la capture c’est seulement
grâce à une force égale et opposée
qui nous protège de la perverse fascination
en nous laissant à bonne distance.
Un jour il nous sera donné
grâce à de nouvelles connaissances,
d’accoster sur ce monstre
et de traverser le funeste entonnoir:
explorateurs intrépides de mondes
inconnus, peut-être
d’ un temps différent . »

VII – Le râle

Ma pensée troublée était tournée
vers ce mystère qui nous confond de plus en plus
à mesure que nous pénétrons dans ses profondeurs,
et dans les immenses nefs résonna
un son épouvantable, inouï
qui me restera toujours dans l’esprit.
Non, ce n’était ni musique ni voix, le cosmos
haletait comme halète un vieillard
sur son lit de mort ou quand le vent
s’enroule, se lance
contre les arbres et saisit
à la gorge les montagnes gémissantes.
Ce râle obstiné était suivi
du silence illimité
de neige qui descend
légère et douce et cache
les stigmates glacés de la mort
sous son manteau innocent.
Et voilà que le sombre râle reprend
se répand en échos dans l’espace
maintenant c’ est un cri frémissant
comme si hurlait en lui
désespéré chaque mourant.
‹‹ Parfois le vieux cosmos gémit
– dit mon guide pour me rassurer –
pour quelque malheur inconnu.
Nous naviguons dans le vide démesuré
qui sépare deux galaxies
chacune avec des myriades d’ étoiles
et des planètes pivotantes,
points perdus dans d’ immenses voiles
de gaz et de poussières errant
dans la changeante variété des ciels.
Ainsi va et se développe l’univers
sans but apparent
vaisseau fantôme où se pressent
des passagers atterrés qui se demandent
où ils vont;
et personne n’ en sait rien ».

VIII – Conversation avec l’esprit qui me guide

Je comprenais que j’étais vivant
à cause de violentes douleurs aux articulations
et de l’ habituelle brûlure à la gorge .
«On dirait que les morts ne souffrent pas – dis-je –
bien qu’ on ne connaisse pas les limites
de la souffrance des hommes.»
«Tu aimes changer de mètre et de style
– coupa, à ma grande surprise, ma sagace amie,
lisant le journal intime
qui s’écoulait en moi sous forme de vers –
Si jamais tu reviens sur la Terre
les hommes ne sauront pas dire qui tu es
ou te reconnaîtront seulement à tes cicatrices.
Aussi se déchaînera contre toi
l’impitoyable clameur des critiques à la mode
adorateurs de faux langages. »
Elle rit. Nous étions assis
sur la plage de dieu sait quel atoll
comme deux vieux amis
qui se racontent leur vie.
Elle me dit qu’elle avait vécu
sur une lointaine planète anéantie
par une météorite géante
et qu’ elle avait échappé au destin commun
étant en mission spatiale
vers de lointaines lunes inexplorées.
Elle me demanda comment
naissent et meurent les hommes
comment et pourquoi
ils croient à l’Au-delà.
Elle m’expliqua que chez eux la vie
se greffe dans des corps déjà adultes
qui changent sans vieillir.
Elle ajouta qu’ elle, désormais seule,
arrachée à ses racines, libre,
elle parcourait les routes stellaires
d’ une planète à l’autre
sur des engins spatiaux improvisés.
Je lui demandai quel sens, quel but
avait son circuit parmi les astres.
«Vaincre l’ennui – dit-elle – qui naît
de ce que nous voyons et ne change pas,
saisir la diversité vivante, magmatique
derrière la perfection glacée
de la formule mathématique.»
Puis, tout à coup lyrique, elle ajouta :
« Jouis de la beauté
que chaque jour je te montre,
sur le bord escarpé de la vie
cueille la fragile fleur de l’instant ».
Elle sourit et je pensai: « Qui empêche
de dire avec légèreté des choses graves
n’ est-ce pas là le secret de l’art? »
À bord du nuage magique
je regardais le tourbillon des étoiles
et moi au milieu d’ elles au centre
du mobile univers
araignée suspendue, immobile,
tissant dans le ciel
une immense et splendide toile.
« Maintenant je réfute – dit
l’experte aéronaute –
cette nouvelle fausse impression;
c’ est ainsi, en marchant, que le philosophe
démontra au sophiste
que le mouvement n’est pas illusion.
Bientôt nous rejoindrons des planètes différentes,
séparées par des années-lumière,
faisant voile vers d’autres galaxies
peut-être vers d’ autres univers ».

IX – La planète des hibernants

Tout à coup j’eus l’impression
que nous descendions en planant doucement
et peu après mes pieds foulaient
un dallage solide et tassé
qui s’étendait à perte de vue
sans rien présenter de vivant .
Du ciel descendait une lumière
à la fois livide et obscure
d’orage imminent ou de nuit
qu’ un éclair traverse et qu’un brusque
malheur frappe à notre porte .
Moi je vis une mer figée
de marbre blanc; à chaque mètre,
séparés par une grille en fer,
des flocons de verre transparents
dans lesquels on entrevoyait
enveloppés dans un drap, embaumés,
des corps pareils aux nôtres, raidis,
les yeux grands ouverts sur le vide.
« Tout est immobile, pétrifié
– m’expliqua ma lumière – comme après
une explosion atomique, attendant
que dans des siècles, peut-être des millénaires,
quelqu’un tout à coup les réveille
de cette hibernation, de ce sommeil
que, haïssant la vie et la mort,
ils voulurent eux-mêmes se procurer.
Nous restâmes longtemps songeurs
sans le courage de regarder ailleurs.
Je pensais à nos cimetières où
sous terre ou dans de niches murales
attend avec confiance ce qui reste
des resurrecturi.
Quand nous partîmes
une chape de cendre noire
enveloppait la funèbre planète
je revoyais blanchir dans l’ombre
ces durs visages de bistre et de cire.

X – Les robots

Ayant désormais perdu sens et direction
en un éclair nous nous trouvâmes au centre
d’une autre planète inconnue
qui impétueusement
avec grand fracas tournait sur elle-même
comme un manège au Luna-park.
Au centre du carrousel s’agitaient
des pantins qui bougeaient la tête
rythmiquement en faisant des signes
accompagnés de voix métalliques,
de hurlements, de rires railleurs et vulgaires.
« Ils se moquent de toi – m’expliqua mon amie –
parce que tes traits leur rappellent ceux
qui sans le vouloir leur donnèrent la vie;
imprévoyants et orgueilleux
ils restèrent sans eau et sans air
et maintenant ils engraissent les vers .»
Pendant qu’ elle parlait venait à notre rencontre
un groupe dispersé de robots,
à deux et à quatre pattes , qui criaient:
« Ils sont morts, tas d’os dans les fosses
et nous qui fûmes leurs esclaves
nous sommes vivants.
Ils voulaient nous exploiter à leur gré
impitoyablement débrancher la prise
aussi nous réjouissons-nous ici
de la disparition imprévue et inespérée
de cette arrogante espèce assassine.
Par vil intérêt ils nous apprirent
à réparer nos propres pannes
à nous reproduire en masse et c’est ainsi
que nous sommes restés à leur place.
Mais nous ne répéterons pas les graves erreurs
qui leur firent connaître le sort
de leur ancêtres les dinosaures.
Toi, apprends la leçon par cœur
– me dirent-ils en riant d’ un air menaçant –
et si un jour tu retournes chez les hommes,
raconte leur cette histoire. ››
« Cette bande, nous l’avons suffisamment vue »
dit ma sage accompagnatrice – et nous retournâmes
vers le véhicule ailé, vers l’espoir.

XI – Parmi les ombres vivantes

« Maintenant – murmura-t-elle à mes côtés,
souriant comme pour m’encourager –
nous allons visiter le royaume des ombres
qui n’eurent jamais de corps
et ne connaissent pas
l’horreur sans fin des tombes.»
Nous étions au cœur d’ une nuit
hors du temps, pleine de mystère,
devant nous se dressait un palais
immense avec mille fenêtres
où se montraient des ombres qui,
brusquement réveillées, regardaient alentour .
En dessous, bordé de ténèbres
tremblait un lac baigné de lumière
où des images nettes, harmonieuses et légères
dansaient au son d’une musique.
Nous accostâmes promptement sur la rive,
des formes éthérées venaient vers nous
et saluaient en agitant leur faîte.
‹‹ Le peuple d’ombres à qui tu rends visite
– me confia mon fidèle mentor –
a le langage des arbres et des fleurs;
quand une ombre fait bouger sa tige,
elle exprime en entier sa pensée.
Mais toi tu es chargé de trop de péchés
et ce manteau de ténèbres
cache à ta vue ce clair énoncé.
En revanche elles ignorent le langage
prononcé avec la langue et les lèvres;
aussi serai-je la fidèle interprète
si votre amitié m’encourage »
J’étais troublé, tout comme les paroles
qui venaient difficilement à mes lèvres:
«Je viens d’une planète appelée Terre
porté par le doute qui me ronge,
j’erre dans le cosmos,
cherchant quelque chose
que je ne connais pas
ou que j’ai oublié.»
Les ombres écoutaient.
« Nous sommes des apparences
– murmurèrent-elles en chœur –
comme vous,
mais sans l’enveloppe
d’os et de chair que moissonne la mort.
Nous sommes nées du sein de la nuit
nous comprenons sans l’ aide des sens
nous n’avons pas de peurs,
nous ne sommes pas attirées
dans le tourbillon de sentiments violents.
Dans ce monde ombreux ne pénètrent
ni le fracas des guerres, ni l’ abomination
des massacres d’ innocents, ni l’ignominie
de peuples affamés face à d’ autres
qui les regardent, repus et indifférents .››
En écoutant ce jugement détourné
mais dont le but m’était clair,
je me repris, tentant une défense:
« Si notre corps se corrompt et meurt
si haine et souffrance nous accompagnent
nous sommes toutefois réconfortés
par l’art et par l’amour
dont vous n’ avez point connaissance.»
« Le sang qui coule dans vos veines
– répliquèrent ces ombres impitoyables –
le frémissement de vos muscles et les impulsions
inguinales qui troublent votre esprit
crient que la vie ne vous accorde
que peu d’ instants de bonheur;
mis au monde dans la douleur
vous transmettez une brève espérance
qui au premier souffle de vent s’ éteint.
Nous, nous sommes libres,
nourries de rêve, esclaves
d’aucun but et d’aucun dessein;
faites de rien nous obscurcissons le soleil. »
Ma compagne traduisait en vers
le chant diffusé par de bruissants feuillages,
peut-être un alphabet d’eaux vives
qui jaillissaient, amères, de la source.
« Être un homme – répondis-je avec véhémence –
est un dur privilège; être des ombres
est la triste condition des morts. »
Âpre fut la réponse: ” Vous êtes un mélange
raté de protons et de neutrons
pire que la boue dont parle
avec pitié le Livre de la Création. »
Indignée , l’interprète intervint:
« Votre combat a la tristesse
de tous ceux qui refusent l’autre
parce qu’ ils n’ont pas l’esprit d’amour. »
Une à une les ombres se dissipèrent
pour se fondre ensuite en une seule,
pétales fermés d’ une sombre fleur.

XII – Giordano Bruno

« Tu vois les ombres
comme des entités inférieures
– dit mon amie en reprenant le vol –
mais considère que le Dieu créateur
s’il existe et que tu tentes de l’imaginer,
a l’apparence d’ une ombre et qu’au fond
de l’infinie cavité il dissimule
la réalité et l’irréalité d’un rêve.»
Nous faisions du surplace, suspendus
dans l’un des espaces interstellaires infinis,
observant attentivement un grand soleil
qui pâlissait au passage alterné
de corps planétaires inconnus.
Je fantasmais en pensant aux milliards
de planètes tournant autour des astres
d’ innombrables galaxies,
aux mondes infinis, à tous ceux qui l’habitent,
êtres intelligents qui demandent pourquoi
en tournant leurs regards vers le haut .
Je pensais à Bruno montant sur le bûcher
pour ne pas trahir sa foi en la vérité,
à un Dieu qui peut tout et meurt
pour sauver les hommes d’ une planète perdue
dans l’ ampleur infinie du ciel.
« Etre sauvé de quoi, comment être sauvé
– demanda en souriant ma compagne
lisant comme toujours dans ma pensée –
mais pour être sauvé il faut peut-être y croire
en se cachant la tête dans le mystère. »

XIII – L’ assaut amoureux

Je me demandais
qui était vraiment le timonier
qui sans cesse changeait d’aspect
tantôt figure de proue, tantôt femme, tantôt éphèbe,
ombre et de nouveau timonier ailé.
Après les questions métaphysiques
qui avaient troublé mon esprit,
je tournais ailleurs mon attention,
irisé, volubile papillon
qui suivait en vol une vision
de grâce et de beauté. J’avais l’impression
de saisir une certaine malice, un art
subtil de séduction
chez l’aimable amie qui montrait
sa gracieuse apparence en plusieurs personnes.
Je me rappelle:
nous étions descendus
près d’un bois d’ automnale splendeur
sur une planète pareille à la Terre.
Nous scrutait
l’œil rouge d’un soleil.
Ma compagne, pensive, contemplait
le grandiose spectacle du coucher de soleil
moi je regardais ses traits délicats
l’ineffable sourire de son visage.
Fut-ce l’amour qui incendia mes sens
ou une subite démence
qui traversa funestement mon esprit?
Je sentais mon cœur émettre à toute volée
dans ma poitrine des coup furieux quand,
telle la bête sauvage exploitant la surprise,
je me jetai gauchement sur ma proie.
Si je vivais encore mille ans et même plus
jamais je ne pourrais oublier la stupeur
douloureuse de ces yeux merveilleux
ni le tremblement de son corps dans mes bras,
avant que dans un cri elle ne se défit en ombre.
Oh conquête de l’esprit, innocence,
difficile point d’arrivée, et pas seulement
viatique sans durée, dès le départ!
Je pensais avoir marqué mon destin ,
être voué, par une juste sentence,
à mourir en cette contrée.
Elle me dit seulement: « Repartons ».
J’aurais voulu lui demander pardon,
mais le mots se bousculaient
et me serraient la gorge.
J’étouffais et tout à coup un sommeil
glacé m’ envahit, pareil
à une mort violente qui s’approche.
Désormais le nuage bordé de violet
était une bière voguant dans le vide
qui m’emportait vers une sombre demeure.

XIV – Le rêve

En rêve je marchais
sur une route sans issue
poussiéreuse, battue par un vent
qui entraînait hommes et feuilles,
avec moi j’emportais
mon repentir.
Visages anonymes et corps défaits
avançaient en montrant une hâte
mystérieuse et quelque peu suspecte.
« Ce sont – me murmurait quelqu’un – des industriels
qui achètent et revendent des consciences
ils voyagent , infatigables et arrogants,
sur les routes où la misère est plus grande
couvrant leurs affaires avec la bienfaisance.»
Derrière eux venaient des hommes politiques
bien connus, diligents et intrigants,
des sous-fifres obséquieux, des clients
et des magistrats aux visages sévères.
Prudemment ils parlaient entre eux
de change, de prébendes, de faveurs.
Suivaient, des écrivains célèbres
et, bras dessus bras dessous, critiques et poètes
se flattant impudemment l’un l’autre.
Sur le bord de la route, en rang, les pauvres gens.
Derrière un étal un prêtre survivant
tentait de vendre un calice,
quelques reliques et des images
de saints à l’auréole facile.
Je marchais et sur l’aride chemin
par moment m’accompagnaient mes chers
morts qui voulaient m’aider
mais ce n’ étaient que fantômes dans le vent
voix confuses qui sortaient
de quelque mystérieux portable.
Ne manquait pas l’habituel ermite
que l’on rencontre dans les voyages imaginaires,
malodorant, la barbe inculte
grand expert en affaires spirituelles.
Je voulais longuement l’interroger
sur mon sort dans ce voyage stellaire
mais en me voyant arriver il se signa
descendant précipitamment d’un arbre
choisi comme domicile pour toutes ses entreprises .
Je le suivais mais voilà qu’un bruit de pas
rapide et fort accompagné de battements de mains
montait, beuglant et menaçant
irrépressible comme un tsunami.
C’était la foule en furie de ceux
que j’avais rencontrés en chemin; ils brandissaient
des blocs de porphyre, des pierres
pointues et ils criaient:
« Lapidons l’infâme qui a tenté
de violer l’esprit qui le guidait,
pas de pardon pour ce péché! »
Tout à coup, sortant d’un épais maquis
de buissons et de tamaris
apparut un homme, les habits déchirés,
de longues cicatrices sur le côté;
il vint à ma rencontre, me regarda, sourit
( domptée, la foule se dispersa )
et dit avec décision: « Suis-moi, frère,
ta faute te sera pardonnée ».

XV – Le pardon

Je m’éveillai tendant vainement
les bras vers cet homme compatissant ;
il m’appelait, je ne pouvais le rejoindre,
désespéré je perdais ses traces.
Le nuage magique filait
si vite qu’en croisant un navire
spatial nous n’eûmes pas le temps
d’échanger un seul signe.
Je notai que mon aimable guide
était à la barre, vigilante et sereine,
après avoir abandonné son apparence d’ombre
elle était à la fois femme et figure de proue.
Et je pensais que pour un poète
la meilleure façon de remercier l’être aimé
était de lui réciter quelques vers
qui toucheraient son cœur et traduiraient
en mots simples toute sa gratitude.
«Moi je suis venu pour voir l’univers
– commençai-je – mais le regard
ne se détache pas d’un beau visage
et je t’offre un vers indigne, usé,
pendant que tu me montres le paradis.
Bientôt tu me laisseras pour d’autres vols,
je resterai seul, de tout le monde mal vu,
inflige-moi toutes les peines, mais tu ne peux
effacer le souvenir de ton rire.»
‹‹Nous voilà donc revenus aux madrigaux
– dit l’amie joyeuse et amusée –
sois assuré que je t’ai pardonné
et que je resterai le guide de ta vie.››

XVI- Les morts

Puis avec un accent qui se fit grave:
«Sous peu tu fouleras ta Terre bien-aimée
mais auparavant tu dois observer
la face obscure de la planète: le royaume
immense et désolé que gouverne
le Pouvoir divin ou l’éternel Néant.››
Ce disant elle me tendit une lunette
d’un diamètre démesuré, jamais
sur la Terre je n’en avais vu de pareille.
Bien que fait d’un alliage mince et léger,
j’eus du mal à soulever l’instrument
pour le diriger au gré de mon amie.
Alors je vis un antre énorme
où régnait une confuse agitation
comme celle d’une ruche tout à coup réveillée.
Des ombres en plein vol venaient vers nous
immense bande d’oiseaux de passage
qui en avançant obscurcissaient le ciel
renversé qui se montrait d’en bas,
‹‹Un dispositif – expliqua mon amie –
nous permet de communiquer
et, par un mystérieux privilège,
d’être de part et d’autre du télescope
parmi les morts qui veulent te rencontrer.
Ne t’étonne pas s’ils sont peu nombreux
– anonymes ou fameux –
ceux qui voudront te parler;
et les raisons, si tu me comprends bien,
d’obscures et incertaines deviendront claires.
Ne parleront pas le hommes qui
quand un généreux soleil les réchauffait
n’avaient rien à dire même
s’ils sortaient de vaines ventriloquies.
Parmi ceux-ci
les présentateurs serviles et verbeux,
les hommes politiques suffisants, écœurants
qui connaissent fort bien l’art subtil
de parler sans se faire comprendre.
Mais aussi les théologiens qui enseignent
ce qu’ils ne savent pas en faisant la rone
et une bonne partie des prédicateurs
qui disent dans le vide des choses vides.
Tous ceux-là ont perdu la parole
qu’ils ont gaspillée quand ils étaient en vie.
Avec eux le vaste troupeau
des lâches qui trahirent l’amour
avec des rets de leurres et de mensonges,
les marchands qui vécurent de filouterie
et troquèrent leur honneur avec l’argent.
Ne parlent pas non plus les rêveurs
pour que leur rêve ne se dissolve pas
et combien ont trop souffert dans la vie
et ont peur de réveiller leur douleur.
Hésitent aussi à parler les violents
car ils s’entredéchireraient,
l’un massacrerait l’autre,
le philosophe qui sait ne rien savoir,
les éducateurs qui aux grands mots
opposèrent avec amour l’exemple.
Mais les autres viendront converser
car le silence est compagnon de l’ennui
qui pour les morts est le pire des maux. ››

XVII – La rencontre

Pendant que j’écoutais, les ombres tournoyaient
en carrousels sans pause et l’une d’entre elles,
impatiente, se détacha des autres;
elle vint, personne n’osa la devancer.
Quand je la vis un frisson
parcourut tous mes membres, dans ma poitrine
mon cœur battait fort à cause de cet ancien amour
et de l’émotion d’être en face d’un homme
que le monde plus que tout autre honore.
J’entendais ma voix sortir avec peine
ma langue bougeait avec hésitation
articulant des paroles confuses :
‹‹ Ô mon cher père, toi qui as visité
Enfers et Cieux et éclaires le chemin
de celui qui, égaré, te suit tardivement
avec toi il est juste d’écouter humblement
et de répondre à ce que ta fantaisie
voudra aimablement demander.
Mais permets que je te questionne
pour me délivrer de mon angoisse:
quel sort attendit les morts que tu as honorés
dans ton chant et que tu as fait grands? ››
Il répondit tristement : ‹‹ Ils gisent entassés
dans le grand cimetière de la Terre;
apaisés ils fraternisent parmi les vers.
Mais, tant que le monde se souvient d’eux
leurs ombres errent ici-bas,
ils se meuvent dans le néant
et c’est le souvenir qui tend les fils
de cette autre existence.
Puis l’infinie Bonté a de si grands bras
qu’elle nous efface tous et que
de notre existence il ne reste pas trace.
Mais je n’éluderai pas la question
que ton esprit soumet au doute
et que je vois déjà sur tes lèvres:
Existe-t-il un Dieu qui gouverne l’univers ?
Si tu comprends bien la raison
qui anime la Comédie et la scelle
Dieu est la lumière dont l’homme est le reflet.
Mais si l’aride science l’apparente
aux protons, neutrons et électrons
toute foi a perdu son principe. »
La voix était sereine, mais un spasme
traversant son visage révélait
sa douleur et son âme blessée.
«Tout est vanité – poursuivit-il – mais les hommes
ne comprennent pas et se font la guerre
toujours divisés en victimes et oppresseurs:
jusqu’à ce que la tombe les enferme tous.
Chaque jour se répète dans l’Histoire
ce qui s’est passé au cours des siècles:
Bouddha puis le Christ et Mahomet sont venus
sur la Terre pour changer le monde
le monde change et il est toujours le même.
Epris de justice et de pitié
j’ai placé dans l’Au-delà
chacun selon ses mérites
remplaçant presque la Divinité.››
Puis, avec le triste sourire des ombres:
‹‹Tu serais donc- me dit-il- un autre Guido
et peut-être voudrais-tu être mon disciple
mais plus personne ne fait son nid dans les rimes
même en étant doté d’un vif esprit.
Parole et réalité sont désunies
désormais la première se cultive in vitro
le lecteur fuit en quête d’ autres rivages. ››
C’est ainsi qu’il parla, puis il se retira.
Je rendis la lunette à mon guide
pour que le souvenir jamais ne s’efface.

XVIII Autres rencontres

Mais doucement mon bon conseiller:
« Tu ne peux te refuser
aux ombres qui se pressent
pour écouter et être écoutées »
et d’un geste résolu elle me tendit à nouveau
la lunette et je vis encore
les êtres inquiets qui venaient en rapides foulées
au-devant de mon angoisse.
Alentour j’ entendais un chœur grec
qui chantait et pleurait le sort
des vaincus, des exclus, des opprimés
durant et après le fugace séjour :
‹‹ La justice n’existe pas si les destins
de Caïn et d’ Abel sont égaux,
si les juifs raillés se mêlent ici
à leurs misérables bourreaux
et que circule encore inapaisé
le souvenir des nôtres,
larves errant derrière les barbelés.
Mais nous avons encore plus horreur
de ceux qui le pouvant ne nous aidèrent point:
ils sont vautrés sur le fumier,
non pour payer, mais parce que ça leur plaît
et qu’ils ont peur de rester debout. ››
Je voulais réconforter ces affligés
quand un autre groupe avança vers moi
tous rugissaient comme des lionceaux:
‹‹ Partout nous poursuivîmes la Liberté
dans les monts, le tortures et les prisons
nous ne la trouvâmes qu’en combattant
mais ce feu s’éteint lentement.
Regarde mourir les moines birmans,
tous en rang contre l’oppression;
le monde les aide avec de vains appels. ››
Pendant que j’affirmais mon adhésion
à ces braves je vis flotter les étendards
d’une religion ancienne et vénérée;
et derrière eux des vieillards chenus
le pas fatigué, le visage somnolent
avançaient comme en procession.
« Á ceux-ci, pareils à des somnambules,
– suggéra mon guide – tu peux poser
toutes les questions que tu voudras
parce que leur pas traînant le permet.
« Vous avec vos étendards – dis-je à haute voix –
vous qui marchez comme une armée vaincue
et semblez las et découragés
je voudrais que vous me disiez si le sentier
qui mène à l’inépuisable Source
est encore ouvert ou pour toujours fermé.
Pour toute réponse me parvenait un brouhaha
de voix à la fois discordantes et uniformes:
alors seulement je compris la malice
des paroles de mon mentor.
Et voilà qu’une ombre se présentait à moi
venant d’une direction opposée,
elle avait des plaies sur le dos des mains
et un humble sourire
une sorte d’auréole éclairait son visage.
« Je suis François – dit-il – témoin
de la foi qui donne et ne sépare
j’ ai vécu sur Terre l’amour qui ne demande rien
pour moi je ne désire pas d’autre paradis.
Quand je fus déposé nu sur la Terre
uniquement vêtu d’un rayon de lumière
je n’ai pas demandé si Dieu existait,
je l’ai senti flamme qui brûle dans le cœur.
Et l’ Église à laquelle je fus fidèle
peut vivre dans les siècles si elle est source
d’amour et non de sévères sermons.
Si son Pasteur ne comprend pas cela
s’il guide avec la tête et non avec le cœur
les discordes naîtront et son troupeau
très vite se dispersera ››
Il dit, et il était déjà ailleurs,
il me sembla qu’un loup et un agneau
marchaient côte à côte ,
dociles, obéissant au Poverello .
« Maintenant tu vas voir la charité en personne »
me murmura ma compagne de voyage.
Une femme de rien s’affairait
parmi des loqueteux aux visages rongés,
elle soignait leurs plaies et avec une lueur d’ espoir
leur redonnait courage.
Elle s’en alla sans dire un mot
offrant à Dieu ses souffrances
et celles de tous les affligés de la Terre,
elle était avec eux mais elle paraissait seule.
Apparut alors un missionnaire laïc
qui en offrant sa propre vie
en sauva beaucoup d’autres au Ruanda.
En regardant de nouvelles ombres il dit:
« Je n’ai pas fait assez pour eux » .
Puis j’en vis quelques-uns
qui restaient à l’écart
craintifs regardant derrière eux,
hésitant à s’ approcher de nous.
« Ce sont ceux qui – m’expliqua mon guide –
anticipant le sort commun,
désespérés, échangèrent la vie,
péplum empoisonné , avec la mort.
Parmi ces derniers Welby, enfin
délivré d’une vie de souffrance
qui lui fut longtemps infligée
au nom du caractère sacré de l’existence.
Welby parla pour tous: ‹‹ Veillons
à ce que ne nous suivent ici les importuns
qui sur la Terre ont prétendu
prolonger nos atroces douleurs.
Hardis régisseurs de la mort d’autrui
jusque sur le seuil ils suivent les mourants
pour contrôler leur agonie.

XIX La horde

Et voilà qu’une horde d’ombres ,
précédée d’une horrible puanteur,
avançait en abattant tous les obstacles,
comme une tempête, avec de grandes clameurs.
« Ces sombres flots se chevauchent
l’un l’autre pour se jeter contre
la faible digue construite par les bons
– me dit doucement ma céleste amie –
ceux que tu vois au-dessus des autres
exterminèrent des millions d’hommes .
Mais il est une ombre de personne vivante
que ces misérables évoquent à pleine voix
parce qu’ils veulent en faire leur champion:
elle les représente tous, vivants et morts,
forte de ses entreprises et de son nom.
Comme tu vois, il vient vers nous
escorté d’une bande de voyous. ››
‹‹ Toi aussi tu hais mon Pays? ››
commença-t-il , contrôlant le laissez-passer
que mon guide en tremblant lui tendait.
« Je suis le roi du pétrole, âme noire
– c’est ainsi que m’appellent mes ennemis –
plus que le pétrole lui-même pour lequel
j’ai mis à feu et à sang le monde entier.
J’ai combattu le mal par le mal
au service du peuple souverain
je ne fus pas coupable
si j’en tirai profit.
Mais applaudissez, vous aussi, le Président
dont je suis l’associé et le confident. ››
Ainsi conclut-il, et respecté par tous
il s’éloigna sans avoir salué.

XX Les innocents

L’air enfin purifié, je vis en vol
nombre de petites ombres brillantes,
palpitant comme les lucioles qui dans la nuit
sans cesse s’allument et s’éteignent.
« Ce sont les enfants – m’éclaira une voix –
qui sur la Terre meurent par millions
de faim de soif et autres plaies
bibliques, outre le fléau de la guerre.
Avec de grands yeux ils regardent l’Occident,
où les hommes vivent méprisants
dans leur excès de nourriture,
dressant contre les malheureux un mur
globalisant,
ils dictent déjà les lois du futur. »
Devant nous passaient rapidement
des essaims d’ombres qui ne vécurent
pas assez pour qu’ on entende leur voix.
Elles disparurent en silence, leur vol
aussi bref que sur la Terre
où seules les mères qui en vain
accouchèrent dans la douleur
se les rappellent.
« Quand tu seras à nouveau sur la Terre
– dit tout ému l’esprit qui me guidait –
fais que la pitié et le remords aigu
ne se vêtent point de paroles vides
mais soient des ailes
pour voler au secours. »

XXI- Les ancêtres

Puis ce regard sévère s’adoucit :
« Maintenant viennent à toi des êtres chers
qui dans la vie t’ aimèrent et ne demandent
que le bonheur de pouvoir te voir .
Tandis qu’elle parlait, deux pâles ombres
venaient vers moi en souriant,
la main dans la main,
je reconnus leurs visages, en remodelant
à l’aide du souvenir, leur aspect humain.
« Guido! » appela l’ombre maternelle
et son cri résonnant dans le silence
fut si fort
que se retournèrent les ombres déjà parties
pour revenir au royaume de la Mort.
« Guido – répéta-t-elle – es-tu vraiment ici
avec un corps qui palpite et respire encore
dans cette foule d’ombres, dont je fais partie?
Et comment tant de grâce
par la bonté divine te fut-elle accordée ? ››
Elle dit et sa voix tremblait dans sa gorge,
elle se serrait contre l’autre ombre et me regardait
avec cet amour qui n’a pas de mots.
Et voilà que l’autre ombre bougeait
joignant ses mains comme pour prier
et d’une voix émue: ‹‹ Te souviens-tu
quelquefois de nous quand se desserre
l’étau de la vie qui t’enserre
et que sur notre véranda
le ciel se teinte des couleurs du soir?
ou quand tu regardes la mer qui se brise
écumant entre les rocs et l’argente la lune
notre douce messagère?
Toi et tout cela me manquent, et les mystérieux
sons de la ville qui s’éveille,
la vie qui tourbillonne au milieu des voitures
le va-et-vient des passants qui se reflètent
dans les vitrines pavoisées pour la fête.
Oh, aller dans la rue las et déchiré
mais vivant dans la foule vivante! ››
Il se tut, comme confus de ce qu’il avait dit,
lui jadis un peu honteux et un peu fier
de ce fils qui composait des vers.
Il sourit et voulut m’embrasser
puis se retint, connaissant le leurre.
Moi je dis seulement : ‹‹ Sachez que je vous aime.››
Je ne voulus rien ajouter craignant
que dans mes propos ils ne lisent mon anxiété
et la douleur d’une vie insensée.
Il passa rapidement sur son visage une main
tremblante, comme dans la vie quand
il cachait à ses chers enfants le trouble de son âme.
Ils s’en allèrent ensemble, une seule ombre
s’éloignait consolée et morne
saluant longuement, déjà happée
par cette sombre et funeste cavité.

XXII- Avertissements

Peut-être pour vaincre l’angoisse
et le remords d’un amour si tard exprimé
je me tournai vers ma loyale compagne
lui demandant si je pouvais rencontrer des ombres
qui se distinguassent de l’anonyme masse.
Elle dit: ‹‹ Si tu parles de ceux qui sur la Terre
se sont détachés de tous par leur science
contente-toi de découvrir leur pensée
dans les œuvres où elle s’élève
et se concentre le mieux.
Les connaître en personne diminue
la grande estime qui auréole leur nom,
trop inférieurs à ce qu’ils écrivent
ils inspirent souvent de la compassion.
De même pour les poètes et les peintres
se disputant le succès,
pleins de manies, de dettes, mesquins,
avec un juste dégoût d’eux-mêmes.
Je me contente de parler des meilleurs
et non de ceux qui devinrent illustres
grâce aux intrigues et aux faveurs.
Inutile aussi d’assister au congrès
ici réuni de papes et cardinaux
prétendant expliquer Dieu à lui-même
comme quand ils siégeaient, satisfaits,
en doctes Commissions épiscopales.
Tiens-toi loin de ceux
qui dans la vie jouèrent impudemment
les moralistes et les maîtres à penser:
délinquants appelés en chaire
et sur l’écran par d’ignobles laquais.
En revanche que te soient chers les vrais saints
qui ne font pas des miracles annoncés
mais donnent de l’amour et sèchent les larmes.
Ils éclairent le chemin de la Vérité
portant sur leur dos le poids énorme
et léger du ciel.
Mais tu as déjà rencontré François et Therèse
qui conduisent la confrérie des saints
et portent dans leurs bras l’espoir,
qui au printemps fait éclore les fleurs.
Quant à tes vers, Dante t’a tout enseigné
même si personne ne peut apprendre cet art.
Mais tes rimes hésitantes sont pétries
de douleur et d’amour et c’est peut-être
ce qui les rachète et touche le lecteur. ››
Puis gravement: ‹‹ Maintenant le temps accordé
à de si rares rencontres est passé. ››
Et ce disant elle prit le télescope
de mes mains et la vision disparut
restant pourtant assez nette dans mon esprit
pour réconforter mon incrédule raison.

XXIII – La lune

Arrivés en vue d’un autre corps céleste
l’angélique figure parla ainsi:
« Le disque qui, tous phares éteints, s’approche
– là où selon la légende
Caïn emporte son lourd fardeau –
visité jadis par le preux Astolphe
pour retrouver la raison de son ami,
renferme et garde dans un immense cratère
le plus grand bien du genre humain
perdu par folie et emporté ici
par une conjuration de nuages et de vents.
Quand la lune sera plus près de nous
et éclairée par la Terre
montrera le plus sûr chemin, pour ce voyage
nous nous mettrons en route. »
J’écoutais et me demandais
si c’était mon bon condottière qui avait perdu la raison
tant ses propos me paraissaient étranges
mais le vin fort accroissant la soif
j’attendis anxieusement un signe de lui.
Ce fut quand l’audacieux nuage
parut aborder la lune
pour ensuite la survoler et se poser
là où la roche semblait blessée.
De la cime du mont nous regardions
en bas par l’interminable cheminée
là bouillonnait une lave puante,
laiteuse, striée de sang,
cherchant en vain à s’ouvrir un chemin.
«Ce que tu vois – répéta mon guide –
est le cerveau perdu des humains
non d’untel ou d’untel comme le crut
le chevalier Astolphe, mais une grande partie
de la haute dotation de l’espèce
gaspillée dans la poursuite de vaines idoles.
Ce qui se passa dans d’autres funestes époques
et fut suivi d’une récupération partielle,
mais les instruments qu’offre aujourd’hui la science
nous conduiront, dans un temps proche,
à la récupération ou à la perte totale.
Le nouveau siècle s’annonce inquiet
sur ce grand puits où se décharge
chaque jour le cerveau détérioré. »
Pendant que ma sibylle prophétisait
dans les vallées de cendre et de poussière
où se dressait la montagne creuse
je vis bourdonner des êtres humains
autour d’étals improvisés
comme on en voit sur les marchés de quartier.
Devant cette incroyable vision
je me tournai vers mon guide qui riait
sans que j’en comprisse la raison.
« Ce sont – me dit-elle – des marchands et des acheteurs
de cette marchandise vraiment spéciale
arrivés de tous les points d’Europe
par les charters d’ une ligne spatiale.
Chez vous cette marchandise s’est faite rare
ce qui accroît sur le marché
la demande de raisons intactes.
Ils viennent ici où on les trouve en abondance,
ils accaparent les cerveaux jamais utilisés
que d’experts carriers extraient
du grand tas où tout le reste est putréfié.
Je parle de la raison pas encore gâtée des enfants
n’ayant pas encore atteint l’âge scolaire
ou de tous ceux qui se fient aux autres
pour ne pas faire l’effort de penser.
La marchandise varie et répond aux goûts:
fort appréciée la raison de ceux qui
obtinrent charges et honneurs
dans les concours civils ou militaires;
ils n’ont jamais utilisé la partie
qui permet de distinguer le bien du mal. ››
Terrifié je cherchais ma propre raison
sur les étals des poètes couronnés .
Je n’étais pas exposé,
j’en rendis grâce à Dieu.

XXIV – Les Parques et le Temps

Je regardais alentour, l’être céleste
suivait ma pensée qui avançait
hésitante sur les traces d’ Astolphe
accueilli par le sévère apôtre
qui vit en rêve
les astres tomber en flammes
puis naître une autre terre et un nouveau ciel.
Celles que tu recherches se cachent
– dit tout bas l’amie ailée –
pour que personne ne puisse les voir,
mais elles filent sans trêve et leur travail
à contre-jour est plus ingrat que celui d’hier.
Il est même défendu de les nommer.
Réfugiées la nuit dans les hôpitaux
elles achèvent patiemment leur toile
à côté des chevets désertés.
Il y a toujours le vieux si vif et rapide
qu’ on le dirait né pour courir
il est tantôt ici tantôt là
et nous emporte tous avec son souffle.
Regarde avec quelle ardeur il balaye les fleurs
que furent sur la Terre les grandes amours
et en tas rassemble les feuilles
qui tombent des branches du souvenir. ››
J’écoutais et les monts de la lune
s’éclairaient d’une irréelle lumière
je regardais l’ horizon incurvé
penché sur le néant
je pensais à mon retour tandis qu’ imprécise
la Terre devant nous se profilait.
Et au clair du crépuscule lunaire
qui bouleversait tout en dévoilant
il me sembla tout à coup revoir
dans mon doux mentor la figure
fidèle qui depuis toujours me guidait
au milieu des tempêtes et des tourments
le long des sentiers de la poésie et qui,
même vieux, ne m’abandonnait pas.

XXV – Le retour

Ma Fantaisie, ne replie pas tes ailes
maintenant que je me dirige vers mon dernier but !
Nous étions encore sur la lune
dans cette partie qui tourne éternellement
son regard vers notre planète.
Je contemplais la Terre où je naquis
à laquelle la lune rendait la mystérieuse
clarté qu’elle recevait d’elle,
échange d’ amour exténué.
Le voyage allait bientôt finir,
avec le même fardeau de douleur
je retournais au tunnel dont j’ étais parti.
Le dernier passage que je parcourus dans le ciel
avec ma chère amie se fit en silence
comme si nous dilations le douloureux adieu
l’anticipant dans le temps.
La vitesse aussi diminuait
car la gravité lunaire qui complaisante nous l’accordait
était elle aussi réduite.
Nous entrâmes enfin dans l’orbite terrestre
dans le sillage d’un véhicule spatial
qui effectuait de savantes manœuvres.
Quand tout à coup un furieux tourbillon
de pluie et de vent
happa, brisa la fragile coque,
au milieu d’éclairs et du tonnerre.
Plus d’une fois le soyeux nuage
comme devenu fou, tourna sur lui-même,
laboura en flambant le ciel et la Terre
et tomba comme un flamboyant météore.
Nous étions rentrés dans l’atmosphère
qui de sa chape enveloppe la terre
quand fonça sur nous une masse
rendue noire par l’imminente nuit.
Ce fut la couverture ouatée du nuage
qui amortit la violence du choc
et déjà j’enfonçais les pieds dans la boue
dans le sein glacé de l’antique Terre.
J’étais derrière la grille
( ou peut-être nulle part ).
« Vous êtes arrivés », criait une voix
moqueuse ou amie, je ne sais.

NOTES

II – Les quatre forces sont la force gravitationnelle, la force électromagnétique, la force nucléaire faible et la force nucléaire forte.
Plivitze : localité croate caractérisée par ses lacs naturels qui se succèdent à des hauteurs différentes, formant de jolies cascades.

V- une étoile petite vivant donc plus longtemps: les petites étoiles disposent de moins de combustible nucléaire mais le dépensent plus lentement. Par conséquent, pendant que les
grosses étoiles, à un moment donné de leur vie , après épuisement de leur hydrogène, commencent par se contracter et finissent par exploser, les étoiles de moindre masse s’évaporent dans l’espace circumstellaire.

VII – Trou noir : c’ est un champ gravitationnel sine causa qui ne peut être attribué à un objet visible. C’est probablement une étoile victime d ‘ un collapsus, qui s’ est contractée jusqu’ à un point doté d’ une densité infinie. L’attraction exercée est si forte que même la lumière ( en particulier celle d’une étoile) ne peut lui échapper. Nous sommes donc devant un noir absolu. Quant au substantif trou, il désigne une déformation de l’espace, là où se trouve une concentration de matière.
-Son horizon : la superficie du trou noir , la marge de son ombre; rien de ce qui arrive à l’intérieur n’est visible de l’extérieur ni prévisible.

XII – Giordano Bruno est envoyé au bûcher par le Tribunal de l’ Inquisition de Rome ( et brûlé vif au Campo dei Fiori le 17 février 1600 ) en particulier à cause de ses affirmations, -jamais reniées même sous la torture – sur l’infinité du cosmos et la pluralité des mondes habités par des êtres intelligents : une hypothèse déjà avancée par Lucrèce dans le De rerum natura. Pour l ‘Église c’était une grave hérésie, dans la mesure où l’Église affirmait que Jésus était venu sur la Terre exprès pour nous sauver et que de ce fait la Terre et l’ homme avaient une place unique et incomparable dans l’univers.

XVII – Jusqu’ à ce que la tombe les enferme tous: certaines expressions de ce chapitre sont volontairement empruntées à Dante.

XXIII – Quand la lune sera plus près de nous […] pour ce voyage nous nous mettrons en route . (cfr: Le Roland furieux, chant 34, dont ce chapitre s’inspire librement) .

XXV – Échange d’amour : la Terre reflète sur la Lune une partie de la lumière qu’ elle reçoit du Soleil, et à son tour la Lune en restitue une faible partie à la Terre.

GUIDO ZAVANONE

NOTICE BIOBIBLIOGRAPHIQUE

Guido Zavanone, né à Asti, vit et travaille à Gênes, où il a assumé la fonction de magistrat. Il a été président du Tribunal des mineurs de Ligurie, pour diriger ensuite le Parquet général de Gênes.
Il a reçu de nombreux et prestigieux prix littéraires, dont, dernièrement, le « Cesare Pavese ». Son nom figure dans de multiples anthologies italiennes et étrangères et dans d’importantes revues littéraires.
Guido Zavanone est rédacteur de la revue littéraire « Satura » et co-directeur de « Nuovo Contrappunto ». Il dirige, pour l’éditeur De Ferrari, la collection de poésie « Chiaro-Scuro ».
De nombreux écrivains italiens ont écrit sur lui. En France ses poésies ont paru dans « Autre Sud », qui a publié l’intégralité du poème Il viaggio, qui précède le voyage stellaire, traduit en français par Monique Baccelli.
On signale parmi ses autres livres de poésie : Arteria (Scheiwiller, Milan 1983) ; La vita affievolita (Éd. Del Premio « Libero de Libero », Fondi 1986) ; Il viaggio ( San Marco dei Giustiniani, Gênes 1991); Se restaurare la casa degli avi (Campanotto, Udine 1994) ; Nouvelles pour l’an 2000 ( La Bartavelle, Charlieu 2002) ; L’albero della conoscenza (Genesi, Turin 2004) ; Il viaggio stellare ( San Marco dei Giustiniani, Gênes 2009 et 2013) ; Tempo nuovo (De Ferrari, Gênes 2013); Je parle de nous (Encres vives, Colomiers 2014).
Zavanone a établi une anthologie des poètes français contemporains( Préface à la vie, De Ferrari, Gênes 2009), en en traduisant les textes.

Table

Préface

I- Le nuage

II- Le voyage continue

III- Mort d’ une étoile

IV- Formation des systèmes planétaires

V- La planète des nains et des géants

VI- Devant un trou noir

VII- Le râle

VIII- Conversation avec l’esprit qui me guide

IX- La planète des hibernants

X- Les robots

XI- Parmi les ombres vivantes

XII- Giordano Bruno

XIII- L’assaut amoureux

XIV- Le rêve

XV- Le pardon

XVI- Les morts

XVII- La rencontre

XVIII- Autres rencontres

XIX- La horde

XX- Les innocents

XXI- Les ancêtres

XXII- Avertissements

XXIII- La lune

XXIV- Les Parques et le Temps

XXV- Le retour

Notes
Notice biobibliographique